Michel Roset

Michel Roset

Michel Roset est médecin et exerce la cardiologie au Havre. Enfant, il jouait dans les chantiers de reconstruction de sa ville et il a bien connu les lieux où s’est déroulée la sombre affaire de la rue de la crique.

Il écrit surtout pour le théâtre, et son premier recueil, L’ami Georges, a été publié aux Éditions Glyphe.


Mes antécédents littéraires se résumaient naguère à dix ou douze mille alexandrins pondus sur les bancs du Lycée entre une version latine et une équation du second degré, faisant rimer ombres avec décombres, vertèbre avec funèbre et cherchant vainement une rime à triomphe. Après avoir adressé l’une de mes œuvres à la maison Gallimard et devant sa réponse enthousiasmante, («Nous n’aurions pas le lectorat approprié pour cette œuvre pleine de qualités, mais continuez, c’est une occupation saine ! »), j’étais rentré sous ma tente, comme Achille, où je fourbissais tragédies, drames et épopées, toujours en vers, plaisir solitaire mais compatible avec mon éducation chrétienne. La fièvre tomba, dix ans passèrent, puis vingt, puis… Puis, un jour, le docteur Jacques Brenet, qui animait aux très sérieuses Journées médicales du Havre la partie festive du dernier soir, vint me chercher pour jouer avec des confrères Chat en Poche de Feydeau. Nous étions de vieux débutants, mais, comme il disait avec Freud : « Le bonheur, c’est la réalisation à l’âge adulte de nos rêves d’enfant ».

Et nous fûmes heureux à défaut d’être bons. J’entrais donc, enfin !, en littérature ! Par les coulisses, mais j’y entrais ! C’est au cours de l’une de nos prestations bénévoles dans une maison de retraite de la région que je fus remarqué par Raymonde Varin, directrice du Théâtre du Manteau d’Arlequin au Havre, qui ouvrait un atelier classique où elle m’invita. Elle avait choisi de nous faire travailler quelques scènes du Misanthrope. Était-ce sa conscience de mon talent naissant, bien que tardif ? Ou plus simplement mon physique austère de (beau ?) ténébreux type Hamlet poivre-et-sel ? Toujours est-il que Raymonde décréta dès la première réunion : – Michel, tu fais Alceste ! – Ah bon ? Bien, chef ! Je sentis le regard des anciens de la troupe, – les redoublants, quoi ! –, se poser sur moi et m’envelopper comme la langue d’une plante carnivore qui se verrait préférer une paquerette. Alceste ! Le plus grand rôle du répertoire, avec Hamlet dont j’avais déjà le physique, et Cyrano dont je savais déjà le texte. Les séances commencèrent. Bien vite, notre chef trouva que travailler quelques scènes, c’était bien, et qu’en faire un spectacle, c’était mieux, mais mises bout-à-bout cela faisait deux actes à tout casser, et c’était un peu court jeune homme pour déranger le public. Sans doute impressionnée par mes connaissances littéraires, restes vaguement entretenus de mon parcours lycéen, que je savais adroitement distiller sur le plateau pour briller perfidement aux dépens de mes camarades de classe, Raymonde me lança un soir devant tout le monde : – Tu ne pourrais pas te mettre à nous écrire une petite scène pour la fin, Mimi ? Il fallait m’y mettre, je mimi. L’imprudente ignorait qu’elle venait de souffler sur des braises qui couvaient depuis trente ans, et qu’elle allait offrir au Havre, donc au monde, un nouveau Casimir Delavigne. (Victor Hugo n’étant pas du Havre, je m’en tiens aux références locales). Cette demande de Raymonde, ce n’était pas un ordre, c’était une mission. Un peu lourde pour mes épaules de nouveau-venu dans la bande ! Car le Manteau d’Arlequin, c’est cinquante ans de théâtre, cent-quatre-vingt-sept pièces, 1 200 000 spectateurs. Embarquer cet équipage sur un vaisseau de ma composition me faisait plus l’effet de leur bâtir le Radeau de la Méduse que le Char de la Renommée.

Et puis, écrire un sixième acte du Misanthrope, quelle galère ! On l’avait déjà fait. Je m’en ouvris à mon armateur, qui répondit : «Tu as tout ton temps, on joue en Juin. » On était en Mars ! Rameutant mes anciennes émotions calamiques de l’adolescence, je me jetai au jus avec courage, remontant du fond de ma bibliothèque le petit fascicule violet des Classiques Larousse, propre à me fournir quelque substance qui nourrirait ma plume en attendant l’Inspiration. Cette galante ne fut pas trop rancunière et me pardonna de l’avoir négligée tant d’années. En quelques ouiquènes, (Eh oui, en semaine, je travaille !), mon «dernier acte » se construisit scène par scène ; on répétait le jeudi les trois pages écrites le dimanche précédent, sans connaître la suite du voyage jusqu’à la livraison suivante, exercice périlleux dont j’étais apparemment le seul à concevoir les écueils mais que mes camarades rendaient moins pénible par l’accueil flatteur qu’ils lui réservaient chaque semaine. Il faut dire que je leur avais fait la part belle pour ce «dernier acte ». Sur une idée de Raymonde, la scène devait représenter les coulisses du théâtre pendant la première exécution du Misanthrope le 4 juin 1666, représentation qui n’eut rien de triomphal et qui semblait augurer d’un four, d’où le malaise qui s’installa parmi la troupe de Molière, me fournissant au passage le titre « La Nuit d’Alceste ».

J’avais décidé que Molière n’interviendrait pas dans ma pièce, ou du moins qu’il resterait muet. Ce qui passera peut-être plus tard pour un effet dramatique, ou dramaturgique, ou dramaturgistique selon l’évolution de la langue au fil des temps, n’avait rien de littéraire. C’est qu’étant moi-même particulièrement bien servi par la distribution des premières scènes, je tenais, par une galanterie très dix-septième, à ne pas m’en resservir une louche dans le texte que j’écrivais – en prose, cette fois –, mais à privilégier mes camarades de scène. C’est ainsi que Béjart, qui n’a qu’une vingtaine de vers à dire dans le rôle du valet Du Bois, se retrouve dans La Nuit d’Alceste avec l’un des rôles majeurs du répertoire (du répertoire de M.Roset).

Enfin, nous jouâmes ! Mon « dernier acte », celui où je ne jouais pas, fut chaudement applaudi par le public, je fus fêté par mes camarades comme si je leur avais offert le plus beau rôle de leur carrière, et la patronne me tomba dans les bras. En me disant : – Ton « dernier acte », on garde, mais Molière, on supprime, et tu nous refais un premier acte, ça fera une pièce complète. Ma mission ne s’arrêtait donc pas là ! Raymonde revint à la charge dans les mois qui suivirent. – J’y travaille ! J’y travaille ! Je t’en fiche ! Je restais sec comme un vieux giron. Quoi ! Cette malheureuse pièce d’une demi-heure, qui m’avait apporté des bonheurs attendus depuis trente ans, serait l’ultime production d’une plume stérilisée dès son premier enfantement ? Les idées me fuyaient, la page restait blanche, je m’abîmais dans des cogitations scénariques dont rien ne sortait. Non ! Cette Nuit d’Alceste était un bijou unique et devait rester solitaire. Aux premiers jours de l’été suivant, je décidais d’en finir. Abandonnant l’idée de greffer à ma Nuit d’Alceste une prothèse qui la ferait boiter, je me calais sous un pommier et me donnais un quart d’heure pour trouver un départ de pièce, faute de quoi, puisque la littérature voulait me fuir après son premier baiser, je la bouderais encore pendant trente ans. Pfff ! Il me faut une histoire de couple. Ça a fait ses preuves ! Un couple d’hommes, tiens ! Quand je dis couple, duo plutôt. Un fort et un faible. Le fort se nomme Maxime. Ça impose, Maxime ! Il est puissant, impérial, menaçant, il ne fait pas bon se frotter à lui. L’autre s’appellera Marcel. Non, Raoul ! Non, Georges ! Oui ! Georges ! C’est son secrétaire, son bras droit. Et même son ami d’enfance, ça servira plus tard. Et il a quelque chose à se reprocher, le Georges, quelque chose qui pourrait, malgré son imagination débordante, lui valoir une semaine d’hôpital si Maxime (Allez, j’en fais un grand éditeur parisien !), si Maxime venait à savoir… À savoir quoi ? Qu’avec sa femme (la femme de Maxime), il semble avoir eu… Oui, l’idée est bonne ! Pas très neuve ? Ça me rappelle vaguement l’intrigue de trois ou quatre cents pièces de Boulevard. Mais justement ! Je vais écrire une pièce de Boulevard ! J’ai le droit ! Une copie d’ancien, en quelque sorte, un « à la manière de », un exercice de style pour lequel je me sens des dispositions. Raymonde, okay pour Octobre ! Mais ce sera un Feydeau ! Et je vais même carrément la situer en 1920, pour couper l’herbe sous le pied aux détracteurs, que j’entends déjà : usé, désuet, rétro, ringard… Et bien, oui, monsieur, c’est un Vaudeville ! Oui, Madame, c’est le trio classique ! Oui, les enfants, il y a une histoire de cocu sur la scène ! Et alors ? Il y en a combien dans la salle ? Mais attention ! J’y mettrai des subtilités, des mots d’esprit. L’esprit français ! Ce n’est pas une pièce drôle que je vais leur écrire, c’est une pièce pleine d’esprit ! Un double cornet Feydeau-Guitry. Allez ! Je m’y mets ! Un quart d’heure ! J’ai tenu ! Le plus dur, c’est le premier quart d’heure.

M.R.

Le livre de Michel Roset

Rue de la crique

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