L'effet Latour

ISBN/EAN 978-2-35815-133-7

24 €

Graphisme : Marielle Tolis

314 pages

L’Effet Latour

Préface de Virginie Tournay, postface de Bruno Latour.

De jeunes chercheurs issus de plusieurs disciplines s’approprient aujourd’hui les travaux de Bruno Latour. Nombreux sont les doctorants qui mobilisent les théories de l’acteur-réseau ou autre sociologie de la traduction dans leurs réflexions. Or, s’il apparaît que Latour les inspire, les stimule ou les interroge, ils ne produisent pas pour autant des thèses « latouriennes » stricto sensu. Ils empruntent à l’auteur, mais pas tout, et certainement pas qu’à lui. Les auteurs de L’Effet Latour entendent témoigner de cette dynamique d’une science en train de se faire, dans un contexte plus large où le statut des travaux de Bruno Latour évolue au sein des humanités.
Ce livre s’adresse aux jeunes chercheurs en sciences humaines et sociales et aux universitaires, mais aussi à tous ceux que la lecture de Latour ravit ou agace, et qui lui reconnaissent de fait un certain « effet »…

Dessin de couverture réalisé par Marielle Tollis.

Publié avec le soutien du Laboratoire Pacte (UMR 5194 CNRS-IEPG-UPMF-UJF) de Grenoble et de l’École doctorale Sciences de l’homme, du politique et du territoire.

 


JOUER LA VIE DU LATOURING EN ALEXANDRIN (1)

C’est avec grand plaisir que je réponds ici,
À l’invitation de nos créatifs amis
En tant que « témoin » de la vie du Latouring,
De poursuivre la discussion sur ce grand ring.
Vous me voyez sensible, et surtout honoré,
En cette occasion, de pouvoir vous parler.

Je fais le choix risqué, certes, mais avec entrain,
De m’adresser à vous en vers alexandrins !
Ce péché de la rime n’a pas but esthétique
Il n’est pas déconnecté de vues théoriques.

Force joyeuse, ludique et indisciplinaire,
Le latouring club n’est pas qu’un théâtre à thèses
Pas de grandes tirades théoriques pour plaire
Rien qui puisse a priori nous mettre à l’aise
Loin des errements empiriques à dénoncer
Ou des idéaux d’observation à acter.

Non. Leur ambition est de loin beaucoup plus belle
Elle confronte l’enquête aux limbes de l’écriture
Elle dit à la pensée que le mot n’est pas clôture
Qu’en parlant théorie, le terrain peut être cruel

Nous voilà plongé de l’autre côté du miroir
Celui qui bouscule nos vérités rassurantes
Celui qui ne fait pas d’une théorie, une rente
La matière écrite se donne alors à revoir
Alors, pourquoi ne pas jouer en alexandrin ?
Une existence du latouring entre copains.

Avec cet objectif, c’est une douce tentative
Pour toucher votre oreille, pour la rendre attentive,
Pas de restituer autrement le Latouring,
Mais de poursuivre cette unique expérience en swing

Il n’y a pas de chorégraphes dans cette salle
De toute façon mon but n’est pas d’ouvrir le bal
Danser les concepts était un vœu de Latour
Lorsque nous suivions ces ateliers doctorants
Hélas, la thèse nous laissait tous les bras ballants
Mais vous, les jeunes docteurs, vous êtes des troubadours

Je ne vous assure pas du résultat qui suit
Rien dans mon propos à tenir pour acquis
Sinon ce livre audacieux à lire sans détour
Quoiqu’on pense des théories de Bruno Latour

Mais d’abord, qui vous parle ? Une ancienne thésarde ?
J’aurais bien aimé prendre ce chemin de traverses
Montrer qu’il n’y a guère de parure enchanteresse
Comme a si bien su le faire notre troupe gaillarde
En s’emparant en bons chercheurs et citoyens
Des usages et mésusages des cadres latouriens.

Est-ce au titre d’une ancienne chercheur de PACTE ?
Il est vrai que cela n’est pas sans impacte
Comment mettre ensemble géographes et politistes
Les transformer en véritables alchimistes
Sans pour autant passer par un scrutin de listes
Mais pouvoir travailler ensemble en artistes

Le laboratoire PACTE nous y invite sans freins.
La sociologie de l’acteur-réseau déborde
Qui pourrait croire que des disciplines la bordent ?
Quand la Politique et le Territoire font un.

Est-ce que je vous parle au nom de l’émigrante ?
Celle qui a quitté ce navire pour d’autres cieux
Faut-il devoir trancher entre plusieurs chefs lieux ?
La distance est toujours intimité qui hante

De toutes ces aventures vous me voyez construite
Et c’est en tout cela que je vous parle ici.

L’aventure du latouring dépasse les lieux
Cette équipe a su trouver le juste milieu
Dans sa façon de suivre la pensée du grand sage
Cet ouvrage n’est pas un fervent témoignage
Que des disciples obéissants font à leur maitre
Ni une provocation faisant de lui un traitre
Latour est saisi par ses modes d’existence
Du sens en recomposition : voilà le sens !

Il s’agit d’un livre scientifique tout simplement
Montrant la vascularisation d’une pensée

Marquée par une forte tendance à l’échappement
Depuis une communauté dont on la croyait lié
Ce débordement peut nous donner le vertige
Car il démaquille sans détour les sciences sociales

Ce livre nous invite à suivre ; rien ne les fige
Ce que deviennent les sciences et le social
Nous voilà tous plongés dans le beau monde d’Alice
Un univers de connaissances et de malice

Listons un à un nos jeunes contributeurs
Et rappelons ce qu’ils proposent aux lecteurs

Pour les premiers, la morale est cacophonique
Le rangement créé du désordre sans musique
Benjamin ouvre sur l’acte d’hospitalité
Où l’éthique et l’ordre social sont renégociés
Yohann montre que les objets ont leurs mots à dire
Point de sociologie sans humains à pétrir

Pour les seconds auteurs, l’espace, la décision
Sont marqués par de nouvelles considérations.
Coralie recompose la texture de l’espace
Le vivre-ensemble modifie les interfaces
Pour Guillaume et Ouassim, dans la décision
La raison ne signifie rien sans les passions.
Claire plaide pour étudier les choses paisibles
Le singulier est contenu dans le sensible.

Pour les troisièmes, l’observation n’est pas codable
Le monde visuel reste sans cesse inépuisable
Matthieu montre que rien ne termine le commentaire
Pas même, l’observation fermée des univers
Tandis que pour Lisa, moins de complexité
Rend l’observation plus fine et plus affutée

Nos derniers latouring auteurs parlent de l’histoire
De sa fabrique instable qui fait mémoire
Pour Jérémy, produire la mémoire collective
Suppose des versions individuelles actives
Nicolas pose la patrimonialisation
Comme des expériences toujours en formation

Morale, espace, décision politique, histoire,
Les modes d’existences des objets se succèdent
Tout comme Alice qui se trouve entrainée à boire
Le flacon étiquetté « buvez-moi » sans aides
Nous voilà entrainés dans des métamorphoses
Cette transformation ne se prive pas d’apoptose

Étais-je identique à moi-même juste après ?
Je veux dire après l’expérience du Latouring
Difficile de savoir après ce brainstorming
Mais, si je ne suis plus là même, pourtant c’est vrai
Elle a bien eu lieu et tout le monde a changé
Même Latour qui semble présent et évaporé
Peu importe, puisqu’on en parle il doit bien être là
Quelque part encore aujourd’hui avec nous, là

Comment le saisir puisqu’il est omniprésent
Doit-on appeler une armée ou un cure-dent ?
Mais à en croire Tarde il n’y a pas de chimie
Le tout est toujours plus petit que ses parties

La tension entre le micro et le macro
On n’a pas besoin de l’espace pour faire tchao
Latour 2015 ou Latour 85 ?
Le présent du passé seul, qui nous convainque

Il s’agit aussi d’un vrai livre militant
Qui veut faire de la recherche un engagement
Celui de la découverte et pas une posture
L’audace scientifique est toujours de bon augure

Paroles politiques et démonstrations publiques
Peuvent-elles étreindre une cause sans l’énergie des arts ?
Du théâtre et des opéras sociologiques
Pour Latour, le pont est franchi sans faire-part

Devons-nous adhérer à cette posture sans mur ?
Je n’en ai pas la moindre idée ; à qui se fier !
Mais le Latouring en action est à envier
Du dialogue et des images sont un bon carbure

Cette expérience du Latouring rappelle un film
Une phrase prononcée par Hepburn à voix haute
Dans Diamant sur Canapé, un vrai millésime
De l’écrivain américain Truman Capote

Je ne m’habituerai jamais à rien, dit-elle
Ceux qui le peuvent pourraient aussi bien être morts
Les conventions peuvent nous enterrer sans ressorts
La liberté nous rend imparfait et frêle
Assumer cet état : voilà l’objectif,
Ce pourquoi il faut tenter d’être créatifs

Mais qu’on leur coupe la tête ! Dit la Reine à Alice
Contre cela, il faut lutter sans artifice
Elle n’est qu’un paquet de cartes, ne l’oublions pas
Ce n’est pas elle qui peut nous faire marcher au pas.

Il faudrait « co-construire » – le verbe est à la mode –
De telles initiatives sur de longues périodes,
Ne pas se contenter d’une initiative éclair.
Inscrire une présence durable est nécessaire !

Favoriser des expériences comme celles-ci
Celles qui laisse placent à l’interprétation,
Au rêve, à la pensée, aux images qui naissent
Au travers des récits, aux souvenirs qu’elles laissent,
Me paraît aujourd’hui une urgente mission.

Je vous invite donc à tenir bon, toujours,
A inventer encore les formes, les contours
D’expériences de recherches loin des conventions
Si je vous parle ici c’est, bien sûr, en mon nom.

Merci, sincèrement, aux organisateurs
Qui font de ces discussions un moment de valeur.
Merci à vous, aussi, pour votre attention.
Je vous laisse, à présent, à votre réflexion.
Et merci à l’enfant en nous, quoique discret,
Qui, d’un œil aux aguets, caché dans la coulisse
M’a aidé à vous dire ces mots avec délice.

Virginie Tournay, CNRS.
CEVIPOF et LIEPP. SciencesPo

1. Les paragraphes d’entrée (2) et de clôture (4) sont des reprises et des adaptations à mon propos du discours de l’artiste Robin Renucci prononcé le 23/01/2014 lors des Biennales Internationales du Spectacle de Nantes.