« Les mots traîtres » dans Le Figaro littéraire



Victoire Lemoigne

«Chaland» ou «client», «résilience» ou «résistance»… Dans Les mots traîtres, Alfred Gilder met en lumière, non sans esprit, ces pièges du langage où l’imprécision devient faute de goût.

Alfred Gilder nous avertit en tête d’ouvrage : certaines proximités phonétiques mènent à de confusions aussi cocasses que dramatiques. Ainsi, ce cri martial de la Grande Guerre, «Chargez à la baïonnette», entendu, hélas, comme «Chargez la camionnette». Coluche savait s’en servir comme personne, voyant dans l’«ingénieur agronome» un «ingénieur à Grenoble», et transformant un «rire à gorge déployée» en un «rire à gorge d’employé».

S’amuser de ces mots qui se ressemblent, c’est aussi prendre le risque d’être trahi par eux. A qui sait entendre, les distinctions lexicales offrent, comme le disait l’écrivain Paul Reboux, de précieuses «finesses opportunes». Voici donc quelques clarifications importantes, tirées du dernier ouvrage d’Alfred Gilder, Les Mots traîtres (Editions Glyphe), préfacé par Alice Develey du Figaro Littéraire.

«Au final» ou «en définitive»

«Au final», disent les plus jeunes, ou les moins jeunes croyant faire chic, alors qu’ils font anglo-saxon. L’expression fautive vient de l’anglicisme «finish», et de l’influence de locutions comme «en résumé» ou «en bref», relève l’auteur. Or, il existe dans notre langue mille manières plus élégantes de conclure: en somme, en définitive, finalement, en fin de compte… «Syntaxe, saint axe!», s’exclamait Paul Valéry. L’élégance ne passe-t-elle pas par le respect de l’ossature?

«Succomber à» ou «succomber sous»

Le verbe est ambigu, car il contient deux chutes possibles. «Succomber à», c’est céder. Une faiblesse d’âme ou de cœur. On succombe à la douleur, à la tentation. Quant à «succomber sous», cela veut dire «ployer sous quelque chose». On dira donc par exemple que les contribuables français succombent sous le fardeau fiscal, les étudiants sous les révisions. On cède, ou bien l’on ploie.

«Chaland» ou «client»

«Les chalands aimaient mieux entrer par une porte vitrée pratiquée dans la devanture donnant sur la rue», trouve-t-on dans les Illusions Perdues. Balzac nous l’apprend: le chaland entre par la devanture, il connaît la boutique, il y revient. C’est un habitué, un connaisseur. Le mot vient de «chaloir», signifiant «importer», verbe oublié dont il reste une trace précieuse dans l’expression «peu me chaut». Depuis, le «client» a supplanté le «chaland». Qu’est devenu ce dernier mot? Il a survécu sous la forme de l’adjectif «achalandé». Comprenez donc qu’un magasin «bien achalandé», ce n’est pas tant qu’il est bien garni en produits mais qu’il attire la foule. La chalandise, c’est la fréquentation.

«Durable» ou «pérenne»

Le durable dure, c’est entendu, mais un effet durable peut s’éteindre. Voilà un des glissements de sens de notre temps que relève Alfred Gilder. Le «pérenne» défie les âges, l’adjectif venant du latin perennis désignant ce qui est éternel. Lorsqu’on parle d’une «rivière pérenne», d’une «source pérenne» ou d’une «paix pérenne»… voilà qu’on se tromperait à chaque fois! Les trois, en pratique, sont rarement éternelles.

«Drastique» ou «draconien»

Influence fâcheuse de nos amis anglo-saxons : en anglais, drastic veut dire «draconien». En français, «drastique» a un sens beaucoup plus précis: il désigne ce qui purge. Un remède drastique est un violent laxatif. Dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs, Marcel Proust écrit ainsi: «Purgatifs violents et drastiques, lait pendant plusieurs jours, rien que du lait. Pas de viande, pas d’alcool». Quant à un processus ou un chef politique «draconien», il est sévère, impitoyable, et doit son nom à Dracon, législateur athénien du VIIe siècle avant J.-C., dont les lois prévoyaient la peine de mort…pour un vol de figues.

«Résilience» ou «résistance»

Résister, c’est tenir bon, face au froid, à la peur, à l’ennemi. La résilience, elle, rebondit. Le mot, issu de la mécanique, désigne la capacité d’un métal à encaisser un choc sans se briser. Appliqué à l’âme humaine, il désigne la force discrète de ceux qui tombent et se redressent. Résister, c’est lutter, être résilient, c’est durer.

«Clore» ou «clôturer»

Parce que le verbe «clore» est capricieux et peu commode à conjuguer parce que défectif, on lui préfère souvent «clôturer». Gare à ne pas les confondre! «Clore», du latin claudere, signifie «fermer, entourer avec une enceinte». Au figuré, il désigne que l’on «met un terme» à une séance, un débat, une discussion. «Clôturer» au contraire ne devrait, selon l’Académie, n’avoir qu’un sens concret: «Entourer d’une clôture.»

«Fleurer» ou «flairer»

Deux verbes qui sentent bon… ou mauvais. «Fleurer» exhale une odeur subtile, éveille une idée : on «fleure» la trahison ou on «fleure» bon la campagne. «Flairer», plus instinctif, appartient au monde animal : le limier flaire la piste, le détective flaire le mensonge.

«Péremption» ou «préemption»

Un «é» qui diffère, et tout est modifié! Nous connaissons bien ce qu’est une «date de péremption», la date au-delà de laquelle un produit est périmé. «Péremption» désigne plus généralement «l’anéantissement des actes de procédures lorsqu’un délai s’est écoulé». Et la «préemption»? Ce terme juridique signifie simplement l’action d’acheter avant un autre. Le droit de préemption est donc la «priorité dont jouit un acheteur, soit par la loi, soit par convention des parties».

«Superflu» ou «superfétatoire»

Voilà un joli adjectif pour terminer: «superfétatoire». Quelle différence avec le superflu? Il faut dire qu’elle est fine. Le superflu désigne «ce qui est en plus de ce qui est nécessaire». On pourrait aisément s’en passer. «Superfétatoire» est plus rare et plus précieux, qualifiant également ce qui s’ajoute inutilement à quelque chose d’utile, au risque d’en alourdir l’effet.



 

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